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Migros Magazine no. 19 du 5.5.2008 - éditorial:
Combien de pétrole? Sur le site de l'Union pétrolière suisse, je lis que "les ressources d'or noir dont nous disposons sont amplement suffisantes pour les prochaines générations... " Pour sa part, Gérard Stampfli, professeur de géologie à l'Université de Lausanne (notre interview en p. 18) prétend que les gisements seront épuisés d'ici à quelques décennies, peut-être dès 2020 déjà… Qui croire? Les experts ne divergent pas seulement sur l'inéluctable déclin de la production. Ils se contredisent aussi sur l'évolution de la demande et, en particulier, celle de la Chine. La consommation mondiale de pétrole passerat- elle de 85 millions de barils, comme aujourd'hui, à 120 millions en 2020, ainsi que le suppose l'Agence internationale pour l'énergie (AIE)? Avec quelles conséquences sur les prix? Daniel Hofer, directeur de Migrol (lire en p. 62), en est malheureusement convaincu: en aucun cas, la facture énergétique ne baissera! Bonne lecture et à la semaine prochaine!
"Tout le monde sait que les biocarburants ne pourraient couvrir davantage que quelques pour-cent des besoins."
"L'ère du pétrole touche à sa fin"
Professeur de géologie et consultant pour Shell, Gérard Stampfli voit dans la crise alimentaire mondiale un signe avant-coureur de la fin annoncée du pétrole. Au plus tard dans une cinquantaine d'années, prédit-il, les réserves d'or noir seront à sec. Et la croissance économique perdra son principal carburant.
L'actuelle crise alimentaire mondiale vient aussi nous rappeler avec violence que l'ère de l'énergie bon marché touche à sa fin. Une réalité que le monde ne semble toujours pas prêt à assumer. C'est en substance le message de Gérard Stampfli, professeur de géologie à l'Université de Lausanne et consultant de longue date pour Shell. Entretien à bâtons rompus autour d'une réalité de plus en plus pressante.
Les émeutes de la faim se multiplient alors que flambent les cours des matières premières en même temps que le prix du baril. Tout est donc lié?
Bien sûr. L'importante et dramatique pénurie alimentaire d'une partie de la planète indique qu'un coût de transport négligeable appartient au passé. Produire là où cela coûte le moins cher pour ensuite faire traverser le monde aux matières premières était économiquement rentable tant que l'énergie ne coûtait rien. Aujourd'hui, c'est terminé.
Vous pensez même que la sécurité alimentaire de notre pays n'est pas assurée…
Personne ne semble en tout cas se demander si elle est garantie. On continue à supprimer des exploitations agricoles pour faire plaisir à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), alors qu'il faudrait au contraire tendre vers une sorte d'autosuffisance.
Autrement dit, bien avant qu'il ne vienne à manquer, la raréfaction du pétrole pose un problème également aux pays riches.
Le transport des marchandises devient une question planétaire. Si demain les transporteurs européens posent les plaques parce que leur marge ne suffit plus, que ferons-nous? Et vous savez, ce sont les riches qui ont beaucoup à perdre d'une crise généralisée. L'évolution naturelle des choses condamne celui qui ne parvient pas à s'adapter. Et nous aurons beaucoup de mal à nous accommoder d'une pauvreté qu'une partie grandissante de la population mondiale connaît déjà. Lorsque je vivais en Egypte, ma femme revenait parfois les mains vides des supermarchés. Et c'était il y a presque vingt ans.
La réaction des politiciens est trop lente?
Je crois surtout qu'ils n'y peuvent pas grand chose. L'économie mène le monde, alors même qu'il devient de plus en plus évident que le système se lézarde. Le créneau du profit, de la croissance continue, dépend essentiellement d'un pétrole disponible à volonté et à faible coût. Et tous les scientifiques le répètent: ce temps-là s'achève.
Alors, justement, quelle est selon vous la date du fameux "Peak Oil", soit le moment où la moitié des réserves pétrolières ont été épuisées?
C'est une mauvaise question. Parce qu'elle dépend de ce que sera la réaction humaine. Par exemple, si la demande chinoise continue à augmenter en suivant la courbe actuelle, ce pays épuisera à lui seul les réserves mondiales en quelques dizaines d'années. Par ailleurs, plusieurs régions ont déjà atteint leur Peak Oil depuis longtemps. C'est bien sûr le cas des Etats-Unis, qui consomment à eux seuls le quart de la production. Leurs réserves ne sont plus que stratégiques. Et s'ils devaient s'en contenter, il leur suffirait sans doute d'à peine cinq ans pour épuiser la dernière goutte. Il faut aussi se souvenir que la Chine fut autrefois exportatrice.
Et cette réaction, vous la voyez comment?
Je ne suis guère optimiste. Je pense que l'on ne tournera le dos au pétrole que beaucoup trop tard, lorsqu'il ne restera presque plus rien.
Quelques chiffres. Quelle est la consommation mondiale actuelle?
Environ 80 millions de barils (l'équivalent de 160 litres) par jour, soit quelque 30 milliards par an. Les pays producteurs espèrent monter jusqu'à 100 millions par jour, ce qui correspondrait aux besoins à l'horizon 2010 ou 2012. Et visiblement, cet objectif semble très difficile à atteindre. Il suffit de considérer ce qui se passe en Russie. Malgré la demande, malgré les déclarations qui affirmaient la volonté de dépasser l'Arabie Saoudite, ils ne parviennent pas à augmenter leur production. C'est un signe.
Mais les pays producteurs affirment posséder des réserves très importantes.
Ces chiffres sont surfaits. Un bureau de consulting anglais a évalué celles de la Libye à la moitié des chiffres officiels. Et le constat vaut certainement pour tous les pays membres de l'OPEP (Organisation mondiale des pays exportateurs de pétrole).
Mais ne trouve-t-on pas de nouveaux gisements, parfois très importants?
Oui, notamment au Brésil ou au Mexique où l'on parle d'un potentiel de 30 milliards de barils. Même si c'était vrai, ce qui reste à vérifier puisque l'estimation de départ s'avère souvent optimiste, cela ne correspondrait jamais qu'à une année de la consommation mondiale actuelle. La grande majorité de ce qui est exploité aujourd'hui a été découvert dans les années 60 ou 70. Voilà un siècle que l'on cherche du pétrole. Les sous-sols de la planète sont en grande partie connus. Et l'on sait que sauf exceptions, les gisements restants seront bien plus difficiles et onéreux à exploiter. C'est notamment le cas des fonds marins, qui concentrent une bonne partie de la prospection actuelle. L'industrie parle de recherches dans les "zones frontières", ce qui représente des investissements colossaux.
La fin du pétrole, c'est presque pour demain?
Oui, ou après-demain.
C'est-à-dire?
Une cinquantaine d'années au mieux. Et à peine vingt ans au pire.
Si la demande continue d'augmenter…
Je ne vois aucun signe du contraire. Cette année, la consommation cumulée de la Chine, de l'Inde, de la Russie et du Moyen-Orient sera supérieure à celle des Etats-Unis. Une première depuis le début de l'ère industrielle.
Et que faut-il faire?
Repenser entièrement la politique énergétique. Mais pour cela, nous avons besoin de temps. Quelque chose comme une trentaine d'années. Si l'on s'y met tout de suite. Pour mémoire, l'atome est aussi une énergie fossile, donc limitée. Idem pour le gaz.
Il y a le développement des énergies alternatives.
Oui, c'est une piste. Mais tout le monde sait que les biocarburants ne pourraient couvrir davantage que quelques pour-cent des besoins. Il faut poser des éoliennes, du photovoltaïque, des pompes à chaleur. Et on ne peut pas dire que cela devienne la règle.
L'hydrogène pour les voitures?
C'est une possibilité. Pourtant au rythme où l'industrie automobile s'y intéresse, je doute que la technologie soit au point suffisamment tôt.
A vous entendre, une crise majeure s'avère inévitable. Mais alors pourquoi le monde du pétrole fait-il comme si de rien n'était?
Pour lui, le retour sur investissement est déjà largement acquis. Et puis c'est un peu comme un bûcheron dont le métier consiste à abattre
Des arbres. Il continuera à les couper jusqu'au dernier tronc.
Vous privilégiez maintenant le monde académique. Et une partie des recherches que vous menez ici, à l'Université de Lausanne, continuent d'être financées par Shell. Visiblement, personne ne vous reproche votre discours plutôt alarmiste.
Les premières voix à évoquer la fin du pétrole se sont élevées il y a bien une trentaine d'années. A l'époque, personne ne les entendait. Aujourd'hui, à part l'économie qui continue à faire la sourde oreille parce qu'elle ne veut pas entendre parler de décroissance, un large consensus existe sur ce point. Même les conseillers de George Bush le disent. Les compagnies pétrolières savent qu'elles ne font que retarder l'échéance. Elles diversifient également leurs investissements dans cette perspective.
Il semble qu'en plus, le secteur peine désormais à recruter?
Tout à fait. Il ne suffit pas d'ouvrir ou de fermer un robinet. La maintenance et l'optimisation d'un site, c'est une science qui ne s'improvise pas. Et l'on manque cruellement de spécialistes.
Pourquoi?
Parce que dans la période euphorique des années 90, les multinationales ont mis beaucoup de professionnels à la porte ou en préretraite. Des gens qu'aujourd'hui elles recherchent avidement.
Vous avez prospecté pour le compte de Shell Petroleum en Egypte, mais aussi au sultanat de Brunei ou en Nouvelle-Zélande. Retourneriez-vous sur le terrain?
Non, ça ne m'intéresserait pas. Aujourd'hui ce n'est pas cela qui m'apparaît utile pour l'humanité. Et si une bonne partie du boulot d'exploration se passe derrière des ordinateurs, dans d'autres régions, le travail de terrain se déroule dans des conditions beaucoup plus difficiles. Faut être jeune. Pierre Léderrey Photos Luca Da Campo / Strates A ce sujet, lire également en page 62
Bio express
Nom et prénom: Stampfli Gérard
Date et lieu de naissance: 23 février 1949 à Pont-l'Evêque, dans le Calvados Père de deux grands enfants (28 et 30 ans) et grand-père d'une petite Zara, 15 mois Profession: professeur à l'Institut de géologie et de paléontologie, faculté géosciences et environnement, Université de Lausanne Hobbies: étudie et enseigne la méditation et les sciences ésotériques avec son épouse dans le but de retrouver la part spirituelle de l'être humain.
Pour Gérard Stampfli, professeur de géologie à l'Université de Lausanne, la politique énergétique doit être entièrement repensée.
[p.62]
"Les prix actuels pourraient doubler"
Quel avenir pour le pétrole? Les carburants alternatifs vont-ils aussi augmenter? Migrol et Shell vont-ils devenir partenaires? Daniel Hofer, directeur de Migrol, esquisse des réponses.
Le pétrole a-t-il encore un avenir?
Bien sûr! Le pétrole demeure l'agent énergétique le plus efficace. C'est pour cela qu'il a un tel succès.
Pourquoi le plus efficace?
Il est relativement simple et bon marché de le produire, transporter et stocker. Sans compter qu'il a un très bon rendement. Si l'on prend un baril de pétrole brut, 10% seulement de son contenu sera nécessaire pour fabriquer les produits finaux que sont l'essence, le diesel, le mazout, etc. En comparaison, le rendement des déchets biologiques dont on extrait le diesel et l'essence n'est que de 50%. Cela signifie que la production de ces carburants engloutit la moitié de l'énergie contenue dans ces matières premières.
Vous avez dit que le pétrole est bon marché…
Oui, la production d'un baril coûte un dollar en Arabie Saoudite et 10 dollars en mer du Nord. Avant de pouvoir le concurrencer sérieusement, les énergies alternatives devront devenir bien meilleur marché.
Revenons à l'avenir. Comment se présente-t-il pour le pétrole?
Dans le domaine du chauffage, le mazout va, d'ici dix à quinze ans, progressivement céder le pas à de nouveaux systèmes, par exemple la pompe à chaleur ou les pellets.
Migrol est-elle prête à cela?
Oui, nous avons commencé à vendre des pellets l'an dernier déjà. Le passage à l'après-mazout n'est pas clairement défini, ce qui nous oblige à élaborer progressivement des alternatives.
Qu'en est-il des carburants?
Dans le cas de la voiture, les avantages incontestables des carburants d'origine pétrolière continuent à jouer. Le gaz et l'hydrogène, par exemple, ne peuvent pas être transportés et stockés à pression et température normales. De plus, le parc automobile mondial est tributaire de l'essence et du diesel. Il faudra bien encore trente ou quarante ans avant que de nouvelles solutions s'imposent.
Le pétrole va-t-il redevenir meilleur marché?
Non. La demande croît partout dans le monde. De plus, ni l'Europe ni l'Amérique du Nord n'ont véritablement intérêt à ce que les prix soient plus bas. La production d'agents énergétiques indigènes – pilier de l'autonomie politique – n'est rentable que si le prix du marché est élevé.
Comment le prix va-t-il évoluer?
Il est difficile de faire des prévisions… Mais je n'exclus pas que les prix actuels doublent dans un délai de trois à quatre ans.
Migrol profite-t-elle aussi du prix plus élevé du pétrole?
Non, ce sont les producteurs qui en profitent, pas les négociants comme nous. Avec la même infrastructure, ils réalisent des bénéfices toujours plus élevés. Et à la différence du reste du commerce, qui fonctionne avec des marges en pour-cent, nous avons des marges par unité.
Quel est le gain de Migrol sur un litre de carburant?
Un à deux centimes. Et même un peu moins pour le mazout. C'est uniquement sur les quantités que nous pouvons gagner quelque chose.
Comment le prix agit-il sur les ventes de produits pétroliers?
Dans le cas du mazout, nous sentons très clairement la hausse des prix. Les clients ne mettent plus dans leurs citernes que la quantité de mazout dont ils ont besoin à court terme. Pour ce qui est des carburants, en revanche, nous n'enregistrons pas de recul de nos ventes. Mais le marché stagne parce que les gens achètent des voitures toujours plus économiques. De plus, nous constatons l'attractivité des véhicules diesel, moins gourmands en carburant et relativement propres grâce aux filtres à particules.
Quel est le meilleur moment pour acheter du mazout?
Maintenant! Je pense que son prix va continuer à grimper.
Migros s'engage en faveur du climat. Comment la vente de produits pétroliers, facteur prépondérant du changement climatique, est-elle compatible avec cet engagement?
Notre prospérité matérielle repose pour une part essentielle sur la mobilité. Et il n'y a pas grandchose qui puisse se mouvoir sans le pétrole. Il n'en demeure pas moins que la mobilité doit devenir moins nuisible, autrement dit générer moins d'émissions de CO2 et être plus écologique.
Que fait Migrol?
Au milieu des années 1980, Migrol a été la première compagnie à commercialiser de l'essence sans plomb en Suisse. Une dizaine d'années plus tard, elle fut la première à lancer le diesel désulfuré. Aujourd'hui, tous les carburants le sont.
Qu'en est-il des agrocarburants?
Ils sont contestés parce que produits au détriment des denrées alimentaires et avec force quantités d'eau.
Quelle est la position de Migrol sur cette question?
Les agrocarburants actuels ne réussiront pas à s'imposer, au contraire de ceux de la deuxième génération, tirés des déchets organiques et d'autres matières premières biologiques non destinées à l'alimentation humaine. Ces matériaux sont de bonnes ressources, mais, en l'état actuel de la technologie, ils ne peuvent être utilisés qu'en complément des carburants traditionnels. La biomasse est trop peu abondante pour pouvoir assurer la mobilité actuelle.
Migrol et Shell travaillent de concert. Comment cette collaboration a-t-elle commencé?
Nous sommes encore dans la phase d'essai; les résultats actuels sont positifs.
Est-ce à dire qu'en cas de succès, Migrol se retirera du commerce de carburant, et Shell renoncera à exploiter des shops de station-service?
Pas du tout. Migrol et Shell restent indépendants. Chaque compagnie continuera à exploiter ses propres stations-service, mais reprendra le concept de son partenaire. Migrol exploitera des stations-service Shell et vendra des carburants Shell au lieu de carburants Migrol. Migros, de son côté, approvisionnera les shops Shell. Ceux-ci s'appelleront certes "avec" comme dans les stations-service Migrol, mais resteront la propriété de Shell. Propose recueillis par Daniel Sägesser A ce sujet, lire aussi entretien dès page 18.
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